Travail de deuil, rituels et espérance chrétienne

Croix feuillageIl convient d’aborder ces questions avec prudence et délicatesse car les connaissances des mécanismes psychologiques n’épuisent en rien le chemin très personnel qu’accomplissent les proches d’un défunt. La connaissance de ce que l’on appelle « travail de deuil » facilite l’accompagnement des familles tant dans sa phase rituelle que dans l’écoute ; c’est un outil qui rend compte d’un processus de déconstruction-reconstruction ou encore de séparation.

Le rituel des funérailles anticipe symboliquement le processus du travail de deuil : « tu as changé mes larmes en joie ». Il y a ainsi un va et vient entre rituel funéraire et travail de deuil. Si on s’intéresse aux récents accidents d’avion relatés par les média, on remarquera deux éléments souvent cités : une cérémonie (interreligieuse) et un soutien psychologique « pour que les familles fassent leur travail de deuil »nous dit-on. Il serait naïf de croire qu’il suffise de participer à une cérémonie et d’être écouté.

Mais on peut légitimement penser que l’élément rituel et l’écoute offrent un cadre au travail de deuil et réciproquement que l’accompagnement empathique et la ritualité prennent sens dans ce processus. De fait, le rituel des funérailles met en scène les différentes étapes du travail de deuil à tel point que l’on peut se demander si la ritualité elle-même n’aurait pas servi de support à Freud pour décrire ces mécanismes psychiques. Il ne s’agit pourtant pas d’utiliser un rituel pour faire vivre le deuil mais de situer ce rituel dans sa gratuité absolue. Prendre part à la célébration funéraire est déjà accomplir symboliquement le deuil. Il y a alors de quoi s’interroger sur des expressions de foi qui omettraient la réalité de la mort et de l’épreuve : « Votre ami n’est pas mort mais vivant », qu’on entend parfois dans certaines homélies, peut déstabiliser non seulement les incroyants mais aussi des chrétiens.

En effet, l’affirmation sur laquelle nous devons d’abord tous nous mettre d’accord est celle du statut de celui qui est mort : il est vraiment mort, voilà le premier acte de foi ! L’enjeu de cette affirmation touche au travail psychologique mais aussi à la vérité de la foi chrétienne. Celle-ci ne supporte aucun raccourci : aucune Pâque sans vendredi saint.

« Si nous mourons avec lui … »

Véritable séisme que la mort d’un proche ! Les murs de notre maison intérieure s’écroulent, la terre s’ouvre sur l’abîme et la lumière s’éteint. Quand certains pourront en parler, ils diront : « une descente aux enfers », « Je suis morte avec lui »… expressions de désolation et d’anéantissement du survivant lui-même. La mort de l’autre révèle sans équivoque quelque chose de notre propre mort ; elle est l’expérience la plus intime qu’en tant que vivant, nous faisons de la mort. Ce côtoiement frôle parfois l’insupportable et il n’est pas rare d’entendre des personnes dire qu’elles ne se souviennent de rien, qu’elles ont comme oublié les instants qui ont précédé la mort. Tout en nous se dispose pour retarder voir nier l’inéluctable. Cette élaboration constitue une des premières étapes du travail de deuil. On comprend alors comment un rituel funéraire aura pour fonction essentielle d’assurer que le mort est véritablement bien du côté des morts, car c’est à ce prix que le survivant demeurera du côté des vivants. Les fantômes sont la construction imaginaire d’interstices entre le monde des morts et celui des vivants. « Ils le prirent pour un fantôme » rend assez bien compte de cette impossibilité des proches de Jésus à confesser la totale réalité de sa mort. Fantômes d’un côté, morts vivants de l’autre ne pourraient être que des personnages de littérature. Ceux qui rencontrent quotidiennement des endeuillés savent qu’il n’en est rien. Pour ceux qui sont en deuil, s’extraire de cette confusion entre mort et vie va demander un travail colossal, une nouvelle naissance.

L’entrée dans le deuil submerge et sature de passé celui qui le vit. Ce passé est d’abord hier : les derniers moments auprès du défunt, l’accompagnement long d’un malade… Ensuite, apparaîtront l’enfance, la jeunesse, le temps si rapidement passé. La perte d’une personne aimée provoque une régression massive. Elle renvoie à des mécanismes de défense qui sont construits dès la petite enfance et qui privilégient des formes de pensées un peu magiques. Les textes profanes souvent lus aux funérailles s’appuient d’ailleurs là-dessus : « il est passé dans la chambre d’à côté … » ou encore le chant « ajoute Seigneur un couvert à ta table… », représentations immédiates et rassurantes de la mort et de ses lieux. Le rituel intègre cette demande d’assurance mais il la déplace.

L’investissement des rites est aussi vécu comme une réparation car les sentiments vis-à-vis du défunt sont souvent teintés d’ambiguïté : il y a bien sûr la douleur mais aussi la culpabilité d’éprouver de l’hostilité à son égard. Cette culpabilité prend la forme d’une idéalisation : le défunt est paré de toutes les qualités, on oublie les conflits. On trouve cela dans « les mots d’accueil » où le défunt n’a vraiment pas besoin qu’on prie pour lui puisqu’ « il était si bien ». Ou bien les survivants se reprochent de ne pas avoir fait « tout ce qu’il fallait », ce qui fait parfois bien l’affaire des sociétés de pompes funèbres. La colère dirigée contre la personne disparue est souvent refoulée. Elle est pourtant inhérente à la frustration provoquée par le décès. Cette ambiguïté sera présente pendant tout le deuil. Le rituel des funérailles canalise ce qui s’apparente à de la violence par des demandes de paix et d’espérance adressées à Dieu mais c’est surtout son expression publique qui défend tout débordement.

Le rituel des funérailles, nous le savons, procède par étapes, par départs successifs depuis le lieu de la mort (domicile, hôpital, maison de retraite…), puis le passage par l’église et enfin le cimetière. Cet ordonnancement de transitions est parfois mis à mal avec la crémation quand celle-ci a lieu avant la célébration à l’église, ou que l’urne est gardée à la maison ou encore que les cendres sont dispersées. Le marquage de ces étapes correspond à l’annonce progressive du décès car à partir du moment où le défunt sera mort pour les autres (personnel de l’hôpital, famille, connaissances, lecteurs du journal, morts du cimetière) il devient irrémédiablement mort pour le survivant. La ritualité empêche ainsi tout retour en arrière, elle oriente fermement le temps. Le seul retour possible sera de l’ordre de la mémoire et de la parole.

« … avec lui, nous vivrons »

Pour que les funérailles puissent tenir leur place symbolique dans le processus de travail de deuil, il faut non seulement qu’elles assument un rituel de séparation mais que par là même, elles transmettent la vie. Le plus délicat étant de tenir des paroles et des gestes dans le passage constant de la mort à la vie, de renoncer à un discours et à des attitudes qui ne laisseraient aucune place à la question et au silence. Ceci non par souci pédagogique mais parce que la foi chrétienne ne peut se satisfaire d’une proposition infantilisante. L’espérance chrétienne n’est pas la cerise sur le gâteau, le beau temps après la pluie. Elle est à chercher au cœur même de ce séisme, dans la fissure intérieure que l’absence définitive interdit de refermer.

Le terme de travail de deuil pourrait laisser penser que l’espérance jaillit de la force d’une détermination à vivre, d’une volonté maîtrisée. Or, la place des défunts dans la vie de leurs proches ne relève pas de certitudes, il s’agit bien moins d’un savoir que d’une posture et d’une confiance. Lâcher prise comme on lâche la main de celui qui est mort serait- il ainsi l’orientation la plus essentielle que les funérailles chrétiennes donnent de vivre ? Comment ne pas comprendre alors, que dans ce labeur de déconstruction-reconstruction, l’espérance est don ?

Article extrait de la revue Célébrer n°332.
Par Sophie Gall, à l’époque Directrice adjointe de l’Institut d’Etudes Religieuses (IER – ICParis) et précédemment directrice de rédaction de la revue Célébrer, et membre du SNPLS.